« De quel côté ?

— Prenez à gauche », répondit Hip.

Un peu plus loin et simplement à la voir se détendre, sans doute, il dit :

« Alors, ça va mieux comme ça ?

— Pas plus mal, en tout cas.

— Effrayée ?

— Oui !

— Moi aussi.

— Oui, Hip, vous ne pouvez savoir comme je regrette. Je ne m y attendais pas. Pas maintenant, de toute manière. Et je crains de ne pouvoir rien faire du tout.

— Et pourquoi donc ?

— Je ne peux pas vous le dire.

—- Vous ne pouvez pas me le dire ou bien vous ne pouvez pas me le dire maintenant ?

— Je vous l'ai déjà expliqué : retourner en arrière. Toujours en arrière. Et retrouver tous les lieux par où vous êtes passé. Tout ce que vous avez vu, depuis le début. Si vous prenez le temps nécessaire, vous y arriverez très bien. »

Elle reprit son masque terrifié pour ajouter :

« Mais il n'y a plus le temps. »

Il rit, comme d'une excellente plaisanterie.

« II y a tout le temps qu'il faut. (Il lui avait pris la main.) Ainsi, ce matin, j'ai découvert la grotte. La grotte ou la caverne. Comment savoir ? II y a deux ans de ça, Janie, je sais où elle est située. Je sais ce que j'y ai trouvé. C'étaient des vêtements d'enfant en lambeaux. Et l'adresse de la maison, la grande maison à porte cochère. J'y ai trouvé aussi mon morceau de tube, le bout d alliage d'aluminium, vous savez bien ? La seule chose au monde qui soit une preuve que j'ai vu ce que j'ai vu et que j'ai eu raison de chercher à le retrouver... Mais ça, c'est l'étape d après. Ou plutôt d'avant. La chose importante, c'est que j'ai retrouvé la grotte, la caverne. Et c'est à peine si j'ai mis un grand quart d'heure à redécouvrir tout ça. Et j'y suis arrivé sans faire aucun effort. Maintenant, je ferai un effort. Vous dites que nous n avons pas le temps. Pourquoi ? Nous ne disposons peut-être pas de mois ni de semaines, mais un jour, Janie ? Est-ce que nous n'avons pas un jour devant nous ? une demi-journée même ? ça suffirait peut-être ? »

Les yeux de Janie se mirent à briller.

« Peut-être que si, dit-elle. Peut-être... Chauffeur, ça suffira comme ça. »

Et elle le paya sans que Hip s'en formalisât.

Ils avaient atteint l'extrême limite de la ville, un faubourg éloigné qui était déjà la campagne, où la ville n'étendait plus que le pseudopode isolé d'une pompe à essence ou d'un marchand de fruits ou encore d'une villa flambant neuf de stuc et de bois verni. Janie désigna de l'index les pentes boisées :

« On nous découvrira. Mais, là-haut, nous serons seuls... Et si... quelque chose se produit, nous le verrons de loin, nous serons prévenus. »

Ils s'assirent, là-haut, l'un en face de l'autre, au milieu du regain qui faisait de son mieux pour recouvrir le chaume de la moisson à peine faite.

Le soleil montait et se faisait brûlant. Hip Barrows s'exténuait à se souvenir. Il n'arrêtait plus. Et Janie écoutait, attendait, et, en même temps, elle guettait le lointain.

En arrière, toujours en arrière... La folie et la crasse. La crasse et la folie...

II avait fallu à Hip Barrows, crasseux et dément, près de deux années pour situer la maison, la grande maison à porte cochère. L'adresse, en effet, comportait le nom de la rue et le numéro dans la rue ; il manquait le nom de la ville.

En tout, il lui avait fallu trois ans pour aboutir à la caverne en partant de l'asile d'aliénés. Un an pour arriver à trouver l'asile d'aliénés à partir des renseignements fournis par les autorités municipales. Six mois pour mettre la main sur le service compétent, à compter du jour de sa démobilisation. Et six mois pour obtenir sa réforme, à partir du jour où l'obsession avait commencé.

Et, avant ça, sept années entières de cheminements, d'obligations, d'horaires suivis (de rires aussi), pour en arriver au jour de souffrance d'une cellule de la prison du comté.

Il repassa les sept années d'arrière en avant, jusqu'à ce qu'il comprît ce qu'il avait été auparavant.

C'est au polygone de D. C. A. qu'il avait trouvé la réponse, le rêve, le désastre.

Très jeune et plus brillant que jamais, mais sans cesse surpris de la répulsion qu'il suscitait autour de lui, le lieutenant Barrows s'était trouvé soudain disposer de beaucoup de loisirs. Et il avait cela en horreur.

* * *

Le polygone, peu important, tenait de la curiosité archéologique et du musée aussi, en raison d'une forte proportion de matériel tout à fait désuet. Et, d'abord, les installations elles-mêmes étaient anachroniques, dépassées depuis longtemps par un système de réseau défensif plus efficace et plus ample. A présent, le polygone n'était plus intégré dans aucun système de défense. Il gardait sa fonction, qui était d'entraîner les pointeurs, spécialistes du radar, et divers techniciens.

Le lieutenant, dans un de ces moments d'oisiveté qu’il abhorrait, avait mis la main sur les résultats concernant l'efficacité des fusées, et sur d'autres résultats concernant l'élévation minima à partir de laquelle ces engins ingénieux, munis d'un récepteur-émetteur radar gros comme le poing et d'un mécanisme d'horlogerie, pouvaient être déclenchés. Sans doute les artilleurs aimaient-ils mieux atteindre un avion volant bas que de courir le risque de faire éclater leurs obus ultra-sensibles involontairement et trop tôt, à cause d'un sommet d'arbre ou d'une ligne à haute tension qui se seraient trouvés là.

Mais le lieutenant Barrows était de ceux à qui une irrégularité, une contradiction mathématique, si menues soient-elles, n'échappent pas plus qu'à Toscanini la note fausse d'une clarinette. Un secteur donné comportait une aire de faible étendue qui se caractérisait par ceci : la moyenne des obus à fusée qui ne partaient pas était au-dessus de la norme fixée par le calcul. Une moyenne de non-détonés sensiblement au-dessus de ce qui était normal pendant un an pouvait indiquer la mauvaise qualité des produits mis en œuvre. Mais quand tous les obus tirés au-dessus d'un certain point font explosion au contact seulement, ou alors ne font pas explosion du tout, il y a quelque chose qui accroche. L'esprit scientifique s'émeut devant des irrégularités de cet ordre. Il faut qu'il poursuive le phénomène responsable avec le sérieux que la société met à traquer ses délinquants à elle.

Ce qui ravissait tout particulièrement le lieutenant Barrows, c'est qu'il était seul à se soucier de ce problème. Personne n'avait jamais eu un intérêt quelconque à faire partir un grand nombre d'obus à trajectoire non tendue. Encore moins à le faire au-dessus du secteur en cause. Aussi personne n'avait jamais disposé de données suffisantes pour entreprendre des recherches à ce sujet jusqu'au moment où Barrows s'y attela, après avoir dépouillé des archives couvrant une douzaine d'années.

C'était et ce serait son œuvre à lui. S'il n'en sortait rien, personne n'en aurait entendu parler. Si les résultats devaient se révéler de taille, il attirerait, avec clarté et modestie, l'attention du colonel sur la question. Et peut-être que le colonel réviserait son opinion sur ce lieutenant de réserve que, jusqu'ici, il tenait en piètre estime. Sitôt dit, sitôt fait; Hip Barrows était parti à la découverte. Il avait trouvé une zone donnée où son voltmètre de poche ne réagissait plus de façon normale. Et il lui était venu alors à l'esprit que ce qu'il suivait ainsi à la piste, c'était quelque chose qui empêchait le magnétisme. Les fils, les relais dans la fusée des projectiles cessaient donc d'opérer quand il traversait cette zone donnée, au-dessous d'une hauteur de quarante mètres. Et les aimants purs et simples ne fonctionnaient pas mieux que les électro-aimants.

Rien auparavant dans sa courte mais brillante carrière n'avait paru à Barrows aussi rempli de possibilités que ce phénomène extraordinaire. Il en avait des visions : l'identification et l'analyse du phénomène (l'effet Barrows ?), puis la synthèse en laboratoire, synthèse victorieuse, bien entendu. La production en grand de cet effet qui aurait, entre autres conséquences, un mur invisible qui barrerait la route à toute communication aérienne : les avions ne pouvaient fonctionner sans électro-aimants. Les fusées volantes, les engins téléguidés... c'était, décidément, l'arme antiaérienne de l'avenir. Sans compter le reste. Et il y aurait, bien sûr, la démonstration, le colonel qui le présenterait aux grands savants, et aux personnalités de l'armée et qui dirait :

« Le voilà, messieurs, votre réservoir ! »

Mais, pour commencer, il fallait trouver la source du phénomène. Il l'avait localisé. Il fallait le définir. Aussi avait-il construit un appareil de détection; simple, ingénieux, parfaitement calibré. Pendant qu'il y travaillait, son esprit, infatigablement, brassait et rebrassait, refondait toute cette conception du contramagnétisme. Et il avait extrapolé une série de lois et d'effets dérivés, en guise de passe-temps mathématique, avant d'envoyer le tout à l'institut des ingénieurs-électriciens où l'on apprécierait sûrement à sa juste valeur le produit de ses efforts. Barrows avait même été jusqu'à mettre ses canonniers en garde, au cours de leur manœuvre, contre le tir à trajectoire peu tendue au-dessus d'une certaine zone.

« Vos fusées seront démagnétisées, leur annonçait-il. Les fées les démagnétiseront. »

Cette petite plaisanterie le ravissait : il se voyait déjà, par la suite, en train d'expliquer qu'il n'avait dit que la vérité. Et que, si cette bande de cornichons avaient eu un tout petit peu plus de discernement qu'un troupeau d'oies, ils auraient pu en tirer des conclusions et partir, comme lui, à la recherche de la cause de ces phénomènes.

Et, pour finir, il avait terminé la mise au point de son détecteur. Détecteur qui comprenait notamment un solénoïde et un contact au mercure. Cela pesait une vingtaine de kilos, mais tant pis; il n'avait pas l'intention de le porter. Et c'était sensible. Donc, il s'était procuré la meilleure carte de la région, et il avait engagé un volontaire : un soldat de première classe qui s'était trouvé sous sa main. Il avait l'air plus bête encore qu'il n'est d'usage chez les première classe. Et il avait passé une journée entière de permission en compagnie de ce porteur idéal, à parcourir le polygone, marquant le résultat de ses mesures sur la carte d'état-major, jusqu'au moment où il avait atteint le centre de l'effet de démagnétisation.

Cela s'était produit près d'une ferme abandonnée. Au centre du champ, un camion dans un état de parfaite décrépitude; si oxydé qu'on voyait au travers. Les effets conjugués de la sécheresse et de l'érosion, du ruissellement et du gel, du temps aussi, avaient quasiment enterré le véhicule. Donc, le lieutenant et le première classe s'étaient mis à creuser. Après de longues heures de terrassement sous le soleil torride, ils avaient réussi à dégager ce qui restait du camion. C'est ainsi qu'ils avaient mis la main sur la source du phénomène, qu'ils avaient mis le doigt sur le générateur d'antimagnétisme.

De chacun des coins du châssis partaient, en diagonale, des fils argentés qui aboutissaient au pied du volant sur lequel ils venaient s'attacher. Là était fixé un câble assez court qui disparaissait un peu plus loin dans une petite boîte fermée. De cette boîte sortait un levier. Pas de prise de courant visible, mais la chose fonctionnait. Il avait suffi à Barrows de pousser le levier en avant, et l'épave tordue avait gémi, avant de se renfoncer dans le sol. Quand il avait ramené le levier en arrière, un craquement s'était produit et le camion s'était hissé aussi haut que pouvaient le porter ses ressorts brisés. Mais Barrows avait ramené le levier au point zéro et il avait reculé de quelques pas.

Exactement ce qu'il avait espéré découvrir ! Le plus étrange de ses rêves, matérialisé devant lui. C'était là, indubitablement, la source d'antimagnétisme. Il ne restait qu'à faire l'autopsie du générateur.

Tout cela, à vrai dire, ce n'était en quelque sorte que les corollaires, les sous-produits.

Le levier poussé en avant : le camion devenait plus lourd. Le levier tiré en arrière : le camion devenait plus léger. Tout simplement, c'était ça, Y antigravitation.

*

L'antigravitation... imagination... rêve ! Antigravitation, c'est-à-dire transformation immédiate et totale de la face de la Terre. C'est-à-dire réduction des inventions classiques de la vapeur, de l'électricité, de l'énergie atomique même, aux dimensions de modestes bourgeons dans le grand verger du progrès nouveau. Voici l'architecture qui allait monter vers le ciel, telle qu'aucun artiste n'avait osé la laisser pressentir. L'antigravitation, c'était, en puissance, le vol aptère et la fuite vers les autres planètes ou astres. C'était une ère nouvelle pour les transports, la logistique, la danse, même, et la médecine. Et la science, c'était son domaine.

Le première classe, l'abruti de première classe, avança, tira le levier en arrière, aussi loin que le levier pouvait aller. Il sourit. Puis il se jeta de tout son poids sur les jambes de Hip Barrows. Hip se débattit, se libéra, s'élança. Son genou craqua. II s'étendit de tout son long. Il toucha, du bout des doigts, le dessous d'un des câbles argentés, sous le camion. Cela n'avait pas duré plus d'un dixième de seconde, mais, bien des années plus tard, une partie de son corps lui paraissait encore être restée là, dans cet instant immobile où il avait senti du bout des doigts le miracle : son corps à la dérive, libéré de la terre.

Il s'écroula pour de bon.

* * *

Cauchemar !

D'abord le souffle, le battement qui brise la poitrine, le cœur qui bat, qui bat, et la folie de cette ruine qui se relève d'entre ses éléments disjoints... qui se relève toujours plus vite et qui est dans le ciel une tache, une nuance, là où le soleil l’a touchée. Puis une faiblesse, un engourdissement, et la respiration reprend son rythme normal.

Des cris, une discussion insensée, des hurlements, des yeux souriants qui s'éloignent, et une forme qui fuit. C'est lui qui m'a fait ça.

C'est lui qui m'a fait ça.

Tuer...

Mais il n'y a rien à tuer. Se traîner dans les ténèbres qui s'épaississent, avec du feu dans le ventre et un éclair dans la tête.

Puis le retour solitaire au trou si désespérément vide, creuse dans la terre, comment ? Tiens-toi là et soupire après ce fil d'argent que tu ne reverras plus. Jamais.

Puis c'est le chemin interminable jusqu'aux baraquements, les lourdes mains de l'agonie qui lui agrippent le pied, son pied cassé. . .

« Ecroule-toi ! Repose-toi ! Redresse-toi ! » et ainsi de suite.

Jusqu'au moment où tu atteins quand même le camp.

Les marches de bois du Q. G. La porte sombre. Le poing qui sonne contre elle... Des pas... Des voix... Surprise, souci, ennui, fureur.

Les casques blancs et les brassards blancs de la police militaire

« Dites au colonel de venir... Le colonel. Non ! le colonel seulement... Tant pis. Vous le réveillerez.

— Ta gueule ! Tu vas la fermer, morveux de réservoir ! »

Coups dans le noir. Corps qui basculent. Une douleur fulgurante quand quelqu'un lui marche sur son pied brisé.

* * *

Le cauchemar était terminé. Il se retrouvait couché sur un ht de camp dans une pièce blanche, des barreaux noirs aux fenêtres. Et un gigantesque M. P. sur le pas de la porte.

« Où suis-je ?

— A l'hôpital, mon yeutenant ! A l'infirmerie de la prison.

— Grand Dieu ! Qu'est-ce qui m'est arrivé ?

— Allez donc le savoir, mon yeutenant... Je crois que vous avez voulu massacrer un certain soldat de première classe... Vous n'arrêtiez pas de donner son signalement.

— Ah ! oui, le première classe. Vous lui avez mis la main dessus ?

— Rien sur les contrôles, mon yeutenant ! Sauf tout le respect que je vous dois, mon yeutenant, faut pas vous casser la tête. »

On frappe. Le M. P. ouvre. Des voix.

« Mon yeutenant, y a le major Thompson qui veut vous parler. Comment est-ce que vous vous sentez ?

— Au trente-sixième dessous, sergent. Mais ça ne fait rien, s'il veut me voir, faites-le entrer. Je le verrai.

— Il est calmé, monsieur le major. »

Une autre voix. La Voix ! Celle qui... Et Barrows se cache la tête sous ses mains. Il ne veut pas voir. Ne regarde pas, mon garçon. Si, tu regardes ? Si c'est bien ce que tu crois, tu le tuerais.

Bruit de portes. Des pas.

« Bonsoir, lieutenant, est-ce que vous avez déjà vu un psychiatre, dans votre vie ? »

Lentement, très lentement, terrorisé d'avance par cette explosion dont il savait qu'elle allait se produire, Barrows souleva les mains, ouvrit les yeux : peu importaient la veste bien coupée et les insignes du grade et du service de santé, peu importaient les manières un peu sucrées et les gestes professionnels. Cela ne signifiait rien. Une seule chose était importante : quand lui, Hip Barrows, avait vu ce visage pour la dernière fois, il avait appartenu à un certain soldat de première classe, qui, sans se plaindre et de façon toute désintéressée, avait traîné à travers les montagnes ce détecteur qui cassait les épaules. Et Dieu sait qu'il faisait chaud ce jour-là. Le première classe avait partagé les émois de la découverte. Sans rien dire. Par ses expressions de visage. Puis, brusquement, il avait eu un sourire, mais un sourire... Il avait tiré le levier à fond, et c'était ainsi que le camion en ruine et le rêve de la vie entière de Barrows avaient disparu ensemble, étaient, ensemble, tombés vers le haut, dans les profondeurs du vaste ciel. Hip se mit à gronder et bondit. Retour du cauchemar.

* * *

On ne peut pas dire, ils avaient fait tout ce qui avait été en leur pouvoir pour lui venir en aide.

On l'avait autorisé à fourrager personnellement dans les archives du polygone, de façon à éclairer sa religion. Non ! Jamais il n'y avait eu au camp un première classe comme celui qui l'avait accompagné. L'effet de démagnétisation était inconnu au corps, également.

Le lieutenant reconnaissait lui-même qu'il avait emporté les rapports à ce sujet dans sa propre chambre. Tout avait disparu. Certes, il existait un trou d'origine inconnue, dans la terre, au lieu indiqué. Et l'on avait retrouvé son détecteur. Mais cet appareil n'avait ni queue ni tête. Il se contentait de donner le degré d'aimantation de son propre électro-aimant, il était branché sur son propre champ. Quant au major Thompson, des témoignages irrécusables prouvaient qu'il s'était trouvé dans l'avion qui l'avait amené ici, au moment du drame.

« Si le lieutenant voulait bien faire un effort en vue de se débarrasser de l'idée que le major Thompson et le première classe qui n'existe pas ne font qu'une seule et même personne, nous pourrions peut-être nous entendre au mieux de ses intérêts. Des intérêts du lieutenant, s'entend. Ce n'est pas lui. II est matériellement impossible que ce soit lui... Peut-être, tout de même, vaudrait-il mieux que ce soit le capitaine Bromfield qui vous traite.

— Je sais ce que j'ai fait, je sais ce que je dis, je sais ce que j ai Vu. Je trouverai cet engin, et celui qui l'a inventé. Et Thompson, je le tuerai. »

Bromfield était un fort brave homme. Dieu sait qu'il faisait de son mieux. Mais l'existence, chez son patient, d'un don très vif et très entraîné de l'observation ne facilitait en rien la tâche qui devait consister à convaincre Hip de l'inexistence de facteurs qui, pour lui, avaient la rigueur de données scientifiques.

Une fois passé l'hystérie et l'hypocondrie subséquentes, une fois atteint cet équilibre précaire qu'on avait recherché, on voulut procéder de nouveau à la confrontation du malade et du major. Hip avait sauté à la gorge de Thompson et il avait fallu au moins douze hommes forts et quatre infirmiers militaires pour le maîtriser. ,

« Ces garçons très brillants, Vous avez vu comment c est ? Un rien, et ils tombent en pièces détachées. »

Donc, on l'avait gardé encore un peu plus, histoire de bien s'assurer qu'il n'en voulait qu'au major Thompson. Après quoi, on avait solennellement averti et prévenu Thompson d avoir a se méfier pour le cas où... Et on avait fichu le lieutenant a la porte.

« Dommage, vraiment, vraiment dommage ! » qu’ils avaient dit. Les premiers six mois avaient été un long cauchemar. Il avait docilement suivi les instructions du capitaine Bromfield et essayé de garder l'emploi qu'il avait obtenu en attendant cette adaptation dont Bromfield faisait un tel plat; l'adaptation ne s'était pas faite.

Il avait fait de petites économies et touche sa prime de démobilisation. Décidément, mieux valait prendre quelques mois de vacances pour essayer d'en avoir le cœur net. D'abord, la ferme.

Puisqu'ils avaient découvert le camion dans le champ, le camion devait obligatoirement appartenir au fermier ou relever de la ferme. Trouver le propriétaire et il n'y aurait plus d’énigme.

Six mois, il fallut six mois pour localiser les archives du village intéressé, étant donné que ledit village avait été vidé de ses habitants pour faire place au polygone de D. C. A., il y avait déjà plusieurs années de ça. Six mois pour trouver les archives, le cadastre et le nom du propriétaire de la ferme, puis le nom de ceux qui pourraient le renseigner au sujet du camion échoue au milieu du champ. Il s'agissait d'un certain Prodd, A. Prodd, propriétaire, et aussi d'un de ses employés, une sorte de valet de ferme à moitié innocent, nom inconnu, parti sans laisser d adresse.

Un an plus tard, il était tombé sur A. Prodd. Des rumeurs l'avaient conduit jusqu'en Pennsylvanie. Il avait eu l'intuition que c'était du côté de l'asile d'aliénés qu'il fallait poursuivre l'enquête. Effectivement, Prodd s'y trouvait, au dernier stade du gâtisme, mais pas du tout bavard, bien au contraire. Maigre tout Hip avait appris que Prodd attendait son épouse et que leur fils Jack n'avait jamais réussi à naître, que le vieux Tousseul était peut-être un innocent, mais qu'il n'avait jamais existé quelqu'un d'assez habile pour désembourber le camion, et que Tousseul, d'ailleurs, était un brave garçon. Tousseul vivait dans les bois avec les animaux sauvages, alors que lui, Prodd, n'avait jamais manqué une seule traite. « Pas une seule, non, monsieur ! »

Hip n'avait jamais rencontré un homme plus heureux.

Barrows avait pris le maquis. Il avait vécu dans les bois avec les animaux. Trois ans et davantage, il avait sillonné la forêt à la recherche de ce Tousseul. Mangeant des baies sauvages et du gibier attrapé Dieu sait comme. Son chèque, le montant de sa pension, n'avait jamais manqué de lui parvenir, mais lui avait totalement oublié d'aller l'encaisser à la banque. Il avait oublié la technique de l'ingénieur et c'est tout juste s'il n'avait pas oublié son propre nom. La seule chose qu'il savait encore, et qu'il se souciait de savoir, est que le fait de placer un engin de cette sorte sur un camion, c'était le geste d'un innocent, et que cet innocent ne pouvait être que Tousseul.

Et il avait découvert la grotte, la caverne. Il y avait trouvé des hardes et loques d'enfants, et un morceau de câble argenté. Il y avait trouvé l'adresse.

Muni de l'adresse, il s'était rendu sur place, et il avait décidé de trouver les enfants. Mais il était tombé sur Thompson... puis Janie était venue le chercher.

En tout, sept ans.

* * *

Il faisait frais là où il se trouvait étendu ; mais sous sa tête il sentait un oreiller doux et chaud, et une main douce lui caressait les cheveux. Il dormait ou plutôt il avait dormi. Il était vidé, usé, à un tel point que dormir ou ne pas dormir, ça n'avait plus aucune importance. Rien n'avait plus aucune importance d'ailleurs. Il savait qui il était, il n'ignorait plus qui il avait été. Il savait ce qu'il avait voulu savoir, ce qu'il avait cherché et où il fallait le chercher. Et il allait le trouver dès qu'il aurait fait un petit somme.

Il s'étira dans une grande sensation de confort et la main s'arrêta de lui caresser les cheveux pour lui caresser la joue. « Oui, pensait-il réconforté, demain matin j'irai voir l'innocent. Mais je crois que je vais m'arrêter pendant une ou deux heures, simplement pour le plaisir de me rappeler. A l'école du dimanche j'ai remporté l'épreuve de marche sur la tête et on m'a donné le grand prix, un mouchoir kaki. Et j'ai attrapé trois brochets avant le petit déjeuner, au camp de vacances, tout en pagayant, et avec la ligne tenue entre les dents. Le plus gros m'a coupé la bouche. Je déteste le riz au lait et j'adore Jean-Sébastien Bach et le pâté de foie, et les deux dernières semaines du mois de mai, ainsi que les yeux clairs et profonds comme... Janie...

« Oui, oui, je suis là ! »

Il sourit, et il renfonça la tête dans l'oreiller. Non ! ce n était pas un oreiller mais les genoux de Janie. Il ouvrit les yeux. La tête de Janie était comme un nuage noir sur le ciel étoilé.

« Il fait nuit ?

— Oui ! dit-elle très bas. Dormez bien ! »

Il songea à ce sommeil qu'il avait fait : comme il avait bien dormi ! , , .

« Je n'ai pas rêvé parce que je savais que je pouvais rêver.

— Je suis contente.

— Mais vous devez être raide comme un piquet ?

— Oh ! non ! Ça m'a fait plaisir de vous voir dormir comme ça.

— Nous pourrions peut-être reprendre le chemin de la ville ?

— Non, pas encore. A mon tour maintenant. J'ai un tas de choses à vous raconter, Hip.

— Mais vous avez froid. Ce n'est pas urgent.

— Très urgent au contraire... Il faut que vous sachiez avant qu'il nous retrouve.

— Il ? Qui, il ?... » Elle commença :

« Quand vous avez découvert cet appareil dans un champ, vous avez eu le doigt dessus pendant juste assez de temps pour savoir ce que c'était et ce que ça pouvait vouloir dire pour vous et le reste de l'univers. C'est à ce moment que l'homme qui était avec vous, le soldat, vous a fait tout perdre. Pourquoi supposez-vous qu'il l'ait fait ? Pour quelle raison ?

— Un bougre d'imbécile, un écervelé qui a fait ça par pure sottise !

— Après quoi l'officier médecin qu'on vous envoie ressemble comme deux gouttes d'eau à votre première classe, pourquoi ?

— Ils m'ont prouvé que je me trompais.

— Des preuves ? Des hommes qui étaient avec lui dans l'avion... Maintenant il y a aussi ces rapports que vous aviez pris dans votre chambre. Qu'est-ce qu'ils sont devenus ?

— Je ne sais pas. Pour autant que je sache, ma chambre a été fermée à clef quand je l'ai quittée après qu'ils l'eurent fouillée. Alors ?

— Dites, Hip, vous n'avez jamais pensé que ces trois choses : le première classe qu'on ne retrouve pas, les rapports qui manquent, la ressemblance qui existe entre le major et le première classe sont précisément les trois choses qui font qu'on vous a cru fou ?

— C'est évident. Je pense que si j'avais réussi à prouver une de ces trois choses, à prouver que j'avais raison et non pas eux, je n'aurais pas souffert de cette obsession.

— Bon ! très bien. Maintenant, autre chose : vous mettez ensuite sept ans à retrouver la trace et à vous rapprocher toujours davantage de ce que vous avez perdu. Vous trouvez celui qui a construit l'engin, vous allez mettre la main sur lui, et quelque chose se produit.

— Oui, et c'est de ma faute. Je tombe sur Thompson et je pique une crise. »

Janie mit la main sur l'épaule de Hip.

« Supposez que ce ne soit pas le simple hasard et que le première classe ait fait exprès de tirer ce levier ? »

Il n'aurait pas été plus surpris si elle lui avait lâché un flash de magnésium dans la figure. La lumière était aussi vive, aussi aveuglante, aussi inattendue. Quand il eut repris haleine :

« Comment ai-je pu ne pas y penser ?

— On ne vous laissait pas y penser, dit-elle avec amertume.

— Que voulez-vous dire. J'étais...

— Non, pas encore... Supposez seulement que quelqu'un vous a fait ça. Avez-vous la moindre idée au sujet de l'identité de cette personne ? et pourquoi elle l'aurait fait ? et comment ?

— Non, aucune. Supprimer le premier et seul générateur antigravitation, ça n'a pas de sens pour moi. Et me choisir comme victime, me persécuter de façon si compliquée, je ne comprends pas beaucoup plus. Quant aux méthodes employées... Si je comprends bien il a fallu entrer dans des chambres aux portes fermées à clef sans les ouvrir, hypnotiser les témoins, lire dans les pensées...

— Il peut tout ça, dit Janie.

— Qui, Janie, qui ?

— Celui qui a fait le générateur ! »

Hip sauta sur ses pieds et poussa un cri : « Ça y est !

— Voyons, Hip, que se passe-t-il ?

— Ne vous effrayez pas, Janie, je viens de comprendre. Je viens de comprendre que la seule personne qui ait pu détruire le générateur antigravitation était précisément le seul qui était capable d'en reconstruire un au cas où il aurait eu envie de le faire. Ce qui signifie que le soldat de première classe et l'innocent et peut-être, oui, certainement Thompson, ne sont qu'une seule et même personne. Comment est-il possible que je n y aie jamais songé ?

— Je vous l'ai déjà dit : parce que cela vous était interdit...

— Il faudra que vous me racontiez, que vous me racontiez tout, Janie. »

* * *

Et elle lui raconta tout. Elle lui raconta Tousseul et Bonnie et Beanie et elle-même et Mlle Kew et Miriam, toutes deux mortes à présent, et Gérard. Elle lui raconta comment l'on avait déménagé, après la mort de Mlle Kew, et vécu de nouveau dans les bois. Tout s'était très bien passé pendant un temps. Puis...

« Gerry devenait ambitieux. II avait décidé d'aller suivre les cours de l'université. C'était facile. Tout était facile. Il passait inaperçu. A condition de porter des lunettes. Pour cacher son regard. C'est ainsi qu'il a étudié la médecine et la psychologie.

— Il est vraiment psychanalyste ?

— Non ! Il s'est contenté de suivre les cours et de passer les examens. Il y a une différence, quand même. Il s'est caché dans la foule, il a falsifié toutes sortes de papiers afin d'être admis à l'université. Et jamais on ne l'a démasqué. Parce qu'il lui suffisait, quand quelqu'un lui demandait quelque chose, de le regarder pendant une fraction de seconde et la personne indiscrète oubliait aussitôt. Et il n'a jamais échoué à un examen. Il suffisait qu'il y ait des cabinets.

— Des cabinets ?

— Parfaitement !... Et ça a bien failli tourner mal une certaine fois. Vous comprenez, il s'enfermait dans une cabine et il appelait Bonnie ou Beanie. Il leur disait ce qui n'allait pas, et elles revenaient au triple galop. Elles venaient me le dire, je demandais ce qu'il en était à Bébé. Puis elles repartaient porter la réponse. Et cela en quelques secondes, tout compris. Tant et si bien qu'un beau jour un étudiant a entendu Gerry qui parlait dans la cabine voisine. Il s'est penché en avant et a regardé par-dessus la porte à claire-voie. Vous vous imaginez un peu ! Bonnie et Beanie ne peuvent même pas porter un cure-dent sur elles quand elles font de la transmission à distance. Encore moins un vêtement.

— Et qu'est-ce qui est arrivé ?

— Oh ! Gerry a trouvé le moyen de se tirer d'affaire. Il est sorti de là en courant. Il hurlait qu'il y avait une fille toute nue dans les cabinets. La moitié des étudiants inscrits à l'université sont venus voir. Bien entendu il n'y avait plus personne. Ah ! c'était le bon temps ! Gerry s'intéressait à tant de choses ! Il lisait tout le temps. Et il ne cessait pas de questionner Bébé. Il s'intéressait aux gens et aux livres, aux machines, à l'histoire, aux arts. A tout. Il m'a appris un tas de choses. Parce que, comme je vous le disais, toutes les informations passent nécessairement par moi-Mais ça n'a pas duré. Bientôt Gerry est devenu – comment dire ? – est tombé malade; non ce n'est pas tout à fait ça... Je sais qu'il existe des gens qui sont véritablement progressifs, qui vraiment creusent et s'instruisent et qui utilisent ce qu'ils ont appris. Ils sont faits comme ça. Mais la grande majorité n'est pas comme ça du tout. Il y en a quelques-uns qui s'intéressent sincèrement à ce qu'ils font. Les autres veulent se prouver quelque chose. Us veulent devenir plus riches, plus forts, ou meilleurs, ou plus puissants. Comme Gérard, quoi ! Il n'avait jamais reçu d'instruction d'aucune sorte, à vrai dire. Et il avait toujours eu peur de se mettre sur les rangs. Evidemment, la vie n'avait pas toujours été douce pour lui. Il s'était évadé à sept ans de l'orphelinat où il était enfermé. Il avait vécu comme un rat d'égout jusqu'au moment où Tousseul l'avait recueilli. Maintenant ce n'était pas désagréable, bien entendu, d'être premier en classe et de gagner tout l'argent qu'il voulait simplement en faisant un petit mouvement du doigt. Et pendant une courte période, ça l'a intéressé, je veux dire : deux ou trois matières l'ont intéressé, la musique et la biologie entre autres... Mais, très vite, il a compris qu'il n'avait aucun besoin de prouver quoi que ce soit à quiconque. Il était plus intelligent et plus fort, et il disposait de plus de pouvoir que n'importe qui. Il pouvait avoir ce qu'il voulait. A quoi bon s'instruire ? Et c'est ainsi que Gérard a abandonné ses études et qu'il a cessé de jouer du hautbois. Qu'il a tout abandonné. Pendant un an, il n'a plus rien fait du tout. Il lui arrivait de rester des semaines entières couché, sans parler... Notre Gestalt – c'est ainsi que nous l'appelions entre nous – notre Gestalt avait été un idiot, Hip, du temps où Tousseul se trouvait à notre tête, à l'époque où il était « notre tête », ou notre chef, si vous préférez. Quand Gérard l'a remplacé, c'est devenu quelque chose de fort et de nouveau, une chose en expansion. Puis Gérard a traversé la période que je viens de dire, il est devenu par un retour des choses un mélancolique anxieux : un cyclothymique à fond dépressif.

— Je vois ce que c'est : un mélancolique avec assez de puissance pour régner sur le monde entier.

— Oui ! Mais ça ne l'intéressait pas. Il savait que ça lui était possible. Que ça lui aurait été possible. Mais il ne voyait aucune raison de le faire. Mais comme c'était décrit dans les manuels de psychologie qu'il avait lus, il a réagi, et abordé une période de régression caractérisée. Et il est devenu infantile. Et son genre d'infantilisme était passablement laid. Laid et méchant. Pervers.

« J'ai commencé à bouger un peu. Je ne pouvais plus supporter la maison. Je me suis mise à rechercher ce qui pourrait le tirer de cette humeur où il se trouvait... Donc un beau soir, à New York, j'ai passé un moment avec un bonhomme que je connaissais et qui était un des dirigeants de l'I. R. E.

— Tiens, dit Hip, l'Institut des Radioélectriciens... Un truc épatant, je sais, j'en faisais partie.

— On le sait ! dit-elle. Le type m'a mise au courant.

— Il vous a mise au courant de quoi ? De moi ?

— Oui ! Il nous a renseignés, il nous a parlé de ce que vous aviez appelé une récréation mathématique. Une extrapolation des lois probables et des phénomènes à prévoir dans un générateur gravitationnel.

— Seigneur Dieu ! »

Janie eut un petit rire peiné.

« Oui, Hip, c'est moi qui vous ai valu ça. Il faut dire que je ne vous connaissais pas, à ce moment. Je voulais seulement intéresser Gérard à quelque chose... Et d'ailleurs, ça l'a vraiment intéressé, je dois dire. Il a posé des tas de questions à Bébé. Et Bébé lui a répondu en quatrième vitesse. Vous comprenez, Tousseul avait fabriqué cette machine avant l'arrivée de Gérard. Et nous ne nous en souvenions plus du tout. Nous avions tout à fait oublié de quoi il s'agissait.

— Comment ! Vous aviez oublié une chose pareille ?

— Ecoutez, nous ne sommes pas des gens comme tout le monde.

— Bien sûr. Pourquoi seriez-vous comme tout le monde ?

— Oui, Tousseul avait construit ça pour le vieux fermier Prodd. Ça, c'est du Tousseul tout craché ! Faire un générateur antigravitation pour augmenter et diminuer le poids du camion. C'était un vieux camion et il voulait lui permettre de s'en servir comme d'un tracteur. Tout ça parce que le cheval de Prodd était mort et qu'il ne pouvait pas se permettre d'en acheter un autre.

— Ce n'est pas possible !

— Mais si ! Pour un idiot, c'était un idiot, Tousseul ! Donc Gérard a demandé à Bébé quelles seraient les conséquences, si cette invention venait à être connue. Et Bébé a répondu que ça en aurait beaucoup. Plus que la révolution industrielle du siècle dernier. Pire que n'importe quoi d'autre avant. Et que, si les choses ne s'arrangeaient pas d'une certaine manière, nous aurions une guerre comme on n'en avait jamais vue. Il paraît que la gravitation est la clef d'un tas de choses. Ce qui mène à ajouter un élément au champ intégré des forces, et cet élément c'est le psychisme.

— Ah ! oui ! Matière, énergie, espace, temps, plus psychisme ! fit Hip.

— Oui ! Tout ça, c'est la même chose. Tout simplement il n'y aurait plus de secrets.

— Ça, c'est ce que j'ai entendu de plus étonnant. Alors Gérard a décidé que nous autres, pauvres singes sous-développés, nous ne méritions pas de...

— Gérard, lui, il s'en fiche bien de ce qui vous arrive à vous autres singes ! Eh bien oui ! C'est Bébé qui a donné cette idée que d'une façon ou d'une autre, on nous retrouverait toujours comme pionniers de l'antigravitation. Vous devriez savoir de quoi il s'agit, Hip, étant donné que vous y êtes arrivé tout seul. Avec cette différence que le Vingt-deuxième Bureau, lui, y serait arrivé en sept semaines au lieu d'y mettre sept années comme vous. Ou sept jours, avec un peu de chance... Et c'est bien ce qui gênait Gérard. Il était dans sa période de solitude. Il voulait mariner dans son jus au fond de sa cachette du milieu des bois. II ne voulait pas être tarabusté par les forces armées des Etats-Unis qui viendraient lui demander de se montrer bon patriote... Bien sûr, il aurait pu en faire son affaire, il aurait pu, à mesure, leur régler leur affaire à tous et à chacun. Mais seulement à condition de ne pas y travailler à mi-temps. L'ennui, c'est que travailler à journée pleine, ce n'était pas dans ses cordes. Et il a piqué une crise. Il était fou furieux. Il en voulait à Tousseul qui était mort et à vous encore plus, parce que vous ne l'étiez pas.

— Brrrr ! il aurait pu me tuer. Pourquoi est-ce qu'il ne l'a pas fait ?

— Pour la même raison qu'il n'a pas été confisquer l'engin avant... Je vous dis qu'il était mauvais et rancunier comme un enfant. Vous le gêniez. Il allait vous apprendre... Maintenant, je dois confesser qu'à l'époque, ça ne me faisait pas grand-chose, d'une façon ou d'une autre. Ça me faisait tant de bien de le voir de nouveau vivant ! C'est ainsi que je l'ai accompagné au polygone... Bien entendu, vous ne pouvez pas vous rappeler. Il est entré dans votre laboratoire pendant que vous étiez en train de procéder au calibrage de votre détecteur. II vous a regardé dans les yeux, et il est ressorti muni de tout ce que vous saviez ou aviez pensé jusque-là. Y compris le fait que vous aviez l'intention de – comment dire ? – ah ! oui, de désigner un volontaire.

— Oui ! j'étais jeune, en ce temps-là.

— Vous ne pouvez pas savoir... Donc, vous sortez avec cet énorme instrument pendu à une lanière le long de votre bras. Je vous vois, Hip. Oui, je vous revois, votre joli uniforme, le soleil sur vos cheveux... J'avais dix-sept ans, mon cher... Donc Gérard m'ordonne de lui trouver une chemise de première classe, immédiatement. Et j'en prends une dans un des baraquements.

— Alors comme ça, une jeunesse de dix-sept ans peut entrer dans un baraquement militaire ou en sortir sans se faire pincer, maintenant ? Pas une femme normale, voyons !

— Mais je n'y suis pas entrée ! »

Et Hip sentit la chemise qu'il portait sur son dos soulevée, arrachée avec violence. Les pans de ladite chemise dépassèrent la ceinture d'où ils sortirent pour se répandre autour de lui, dans l'aube venteuse.

— Assez, assez, hurla-t-il.

— C'est pour vous montrer, dit Janie. Donc, Gérard a enfilé la chemise. Il s'est placé contre la palissade et il vous a attendu. Vous avez marché droit sur lui et vous lui avez fourré le détecteur entre les mains.

« Hep, militaire, prenez-moi ça, vous venez de vous désigner comme volontaire pour un pique-nique dans la montagne et voici notre panier de provisions.

— Ce que je pouvais être odieux, non ?

— Non ! je n'ai pas trouvé. Je regardais de derrière la cabane des M. P. Je vous ai trouvé plutôt... merveilleux, vraiment, Hip !

— Oui ! Continuez, racontez-moi le reste, Janie.

— Le reste, vous le connaissez. Gérard a envoyé Bonnie chercher les rapports dans votre chambre. Elle me les a apportés et je les ai brûlés, Hip, de mes propres mains. Je regrette, je ne connaissais pas les intentions de Gérard.

— Et après ?

— Après, tout y était. Gérard avait fait le nécessaire pour que vous fussiez définitivement discrédité. Il le fallait. Vous prétendiez qu'un certain soldat de première classe avait bel et bien existé. Or personne ne le connaissait ou n'avait jamais entendu parler de lui. Vous prétendiez que le psychiatre et lui ne faisaient qu'un. Ce qui est mauvais signe, comme vous le dira n'importe quel élève de première année de médecine. Et vous parliez de rapports qui corroboraient ce que vous assuriez. Ces rapports avaient disparu. Ennuyeux, ça ! Vous pouviez prouver, bien sûr, que vous aviez fait un trou pour déterrer quelque chose, mais quoi ? D'autre part il y avait votre esprit, un esprit entraîné de physicien, esprit en pleine possession des faits, de faits que le monde entier contestait et dont il pouvait prouver qu'ils n'étaient pas fondés. C'était vous ou le monde, l'un des deux devait céder.

— Charmant !

— Et pour faire bonne mesure, Gérard vous avait laissé une inhibition pour quand vous vous réveilleriez : celle de ne pas pouvoir l'associer ni sous la forme de première classe, ni sous celle du psychiatre ou du major Thompson, à l'affaire du générateur antigravitation... Quand j'ai découvert ça, j'ai tenté de lui faire faire quelque chose pour vous venir un peu en aide. Mais il s'est contenté de me rire au nez. J'ai consulté Bébé sur ce qu'on pouvait faire. Rien, m'a-t-il répondu. L'inhibition post-hypnotique ne pouvait être levée par qu’une abréaction régressive.

— Ah ! Ça alors, qu'est-ce que ça peut bien être ?

— C'est le fait de procéder à un retour en arrière, de revivre mentalement l'affaire elle-même avec tous les détails. Impossible, puisque vous souffriez de cette inhibition, de la censure qui vous frappait depuis le moment où il vous l'avait infligée. La seule méthode thérapeutique à suivre c'était de vous immobiliser complètement, de ne pas vous expliquer pourquoi. Et d'arracher chacune des couches successives, subséquentes à l'événement, l'une après l'autre, de la même manière qu'on épluche un oignon, jusqu'au moment où l'on atteindrait l'instant où Gérard vous a frappé d'inhibition. Comme c'est une inhibition « à partir de maintenant », elle ne pouvait pas s'opposer au voyage régressif. Mais comment vous retrouver ? Comment vous immobiliser sans vous expliquer pourquoi ?

— Dieu du Ciel ! Hein ! Si je suis quelqu'un d'important pour qu'un gars comme ça, que je n'ai jamais seulement vu, se donne tout ce mal pour moi ! Quand même, ça fait du bien !

— Oh ! ne soyez pas si content de vous... Il vous a écrasé comme on écrase un cancrelat. Une chiquenaude et puis on n'y pense plus.

— Merci quand même !

— Et pas une fois seulement ! Il a remis ça. Vous étiez là avec vos sept bonnes années fusillées ! votre bonne tête de scientifique disparue. Il ne vous restait que votre carcasse en mauvais état et cette sourde obsession que vous ne pouviez comprendre et dont vous ne pouviez vous soulager. Le Ciel vous avait doué d'assez de... de je ne sais trop quoi, ni comment appeler ça, mais indiscutablement vous en aviez – pour vous permettre de traverser ces sept années terribles et de rassembler toutes les pièces du puzzle. Jusqu'au jour où vous vous retrouvez sur le pas de sa porte. Alors, quand il vous voit venir (c’est une coïncidence, justement il était en ville), il sait immédiatement qui vous êtes et ce que vous recherchez. Au moment où vous l'attaquez, il vous fait dévier sur la vitrine de magasin d'un seul clin de ses... sales... yeux qu'il a.

— Allons, allons Janie, un peu de calme...

— Ça me rend folle », expliqua Janie en se couvrant les yeux de ses doigts. Puis elle se rejeta les cheveux en arrière, redressa les épaules et poursuivit : « Il vous a envoyé vous écraser contre cette vitrine de magasin. Et en même temps il vous a donné l'ordre hypnotique de vous replier sur vous-même et de mourir. Je l'ai vu. Je l'ai vu faire... Saleté ! (Elle reprit son souffle avec peine.) Peut-être que si ç'avait été un cas isolé, j'aurais pu lui pardonner. Je n'aurais jamais pu approuver, mais il y a eu un temps où j'avais foi en lui... Il faut que vous compreniez, nous sommes des membres différents d'un même corps, Gérard, les enfants et moi. C'est quelque chose de réel et qui vit. Et de le détester, c'est comme de détester ses jambes ou ses poumons.

— Mais ça se trouve dans la Bible, ça. Il est écrit : « Si ton œil gauche t'est un sujet de scandale, arrache-le. Si ta main droite... »

— Oui ! Ma main, mon œil, d'accord. Mais pas ma tête !... de toute façon, votre cas n'a pas été un cas isolé. Vous n'avez pas entendu parler de la fusion de l'élément 83 ?

— Si, un vrai conte de fées !... Je me souviens vaguement. Il y avait un certain bonhomme, une espèce de dingue nommé Klackenhorst, n'est-ce pas ?

— Un certain Klackenheimer, plutôt !... Gérard avait traversé une de ses périodes de prétention excessive, et il avait parlé d'une différentielle dont il n'aurait jamais rien dû laisser entendre. Klack a ramassé la chose. Il a bel et bien réussi la fusion du bismuth. Et Gérard s'est mis à devenir inquiet. Ça allait faire trop de bruit. Et un tas de gens pourraient prendre la piste. Si bien qu'il s'est débarrassé du pauvre vieux Klack.

— Mais Klackenheimer est mort d'un cancer. » Elle le regarda bizarrement.

« Mais oui, bien sûr... ! Oh ! il y en a eu d'autres, encore. Pas tous aussi en vue que celui-là. Un jour je l'avais mis au défi de faire la cour à une fille à son propre compte, sans utiliser ses atouts spéciaux. Et il a été vaincu par un rival. Le vainqueur, c'était un charmant enfant qui vivait de la vente de machines à laver. Il les vendait en faisant du porte à porte. Les affaires marchaient bien. Le gosse a été atteint d'acné rosacée.

— Oui, je connais ça. J'en ai vu : le nez comme une betterave.

— Une betterave particulièrement cuite et très gonflée. Finies les machines à laver.

— Finie la jolie fille ?

— Eh bien, non ! Elle s'est accrochée à lui. Ils ont un petit magasin de verreries et de porcelaines. Il garde l'arrière-boutique.

— Bon ! Je veux bien vous croire, Janie. Qu'il y en ait eu des tas, c'est dans l'ordre de ce genre de choses. Mais pourquoi moi ? Vous m'avez tous sauté dessus.

— Pour deux raisons. Primo : je l'ai vu vous faire ça dans la grand-rue de la ville; vous faire traverser la vitrine après vous avoir fait croire qu'il se trouvait derrière la glace. C'était la dernière manifestation de méchanceté gratuite que j'étais prête à supporter. Secundo : il s'agissait de vous. Oui, de vous.

— Je ne comprends pas très bien.

— Ecoutez-moi bien, commença-t-elle, passionnée, nous ne sommes pas une bande de phénomènes. Nous sommes l'Homo Gestalt, vous savez, c'est-à-dire une identité unique, une nouvelle forme d'être humain. Nous n'avons pas été inventés. Nous avons évolué tout seuls. Nous sommes l'étape suivante. L'échelon supérieur. Nous sommes seuls. Il n'y a personne d'autre comme nous. Nous ne vivons pas dans le même monde que vous. Nous vivons sans système moral, sans code pour nous guider. Nous habitons une île déserte que nous partageons avec un troupeau de chèvres.

— Et la chèvre, c'est moi ?

— Bien entendu. Vous ne vous en rendez pas compte ? Mais nous sommes nés sur cette île, avec personne pour nous enseigner, pour nous montrer quoi faire. Nous pouvons apprendre des chèvres tout le nécessaire pour faire d'une chèvre la meilleure des chèvres, mais cela ne changera rien au fait que nous ne sommes pas une chèvre. On ne peut nous appliquer le même jeu de règles et de lois qu'à l'humain ordinaire. Non, non, Hip, ne m'interrompez pas, ce n'est pas le moment... Vous avez déjà vu, au musée, la série des squelettes, mettons du cheval. Cela commence avec le petit eohippus, puis ça monte, monte, monte. Jusqu'au percheron, mettons à dix-huit ou dix-neuf numéros de là. Certes il existe une différence sensible entre le numéro un et le numéro dix-neuf. Mais y en a-t-il véritablement une entre le numéro quinze et le numéro seize ? Bien peu...

— Oui, mais qu'est-ce que ça a à voir avec ce que vous disiez tout à l'heure ?

— Vous ne voyez pas ? l'Homo Gestalt est quelque chose de nouveau, et de supérieur. Mais les parties qui le composent : les bras, l'abdomen, la mémoire commune, c'est comme dans le cas des os du squelette, ce sont les mêmes qu'à l'étape immédiatement antérieure. Ou du moins, la différence n'est pas très grande. Je suis moi, je suis Janie. Je l'ai vu vous écraser. Vous étiez tout râpé et tellement plus vieux que votre âge. Mais je vous ai reconnu. Je vous voyais. Puis je voyais l'homme que vous aviez été sept années auparavant. Comme vous sortiez avec le détecteur à la bretelle. Et le soleil sur vos cheveux. Vous étiez grand et fort, et vous avanciez comme un étalon tout luisant de santé. A vous voir, on comprenait les teintes flamboyantes qu'a le coq nain. Vous étiez cette chose qui secoue la forêt quand l'élan mâle pousse son cri de défi... J'avais dix-sept ans, que diable, j'avais dix-sept ans, Barrows, et c'était le printemps et j'avais rêvé, des rêves qui m'effrayaient...

— Oh ! Janie... Janie !

— Arrière, hurla-t-elle, arrière ! Si vous croyez que c'était le coup de foudre ! Non ! C'est enfantin, ça ! L'amour, c'est différent ! Je ne parle pas de l'amour. Je parle d'avoir dix-sept ans et de se sentir... » De nouveau elle se couvrit les yeux de ses doigts. « Et de se sentir tout humaine !

« Et c'est pour cette raison que je vous ai aidé, vous et personne d'autre. »

Hip se leva et avança dans le frais matin... Il se souvenait de la panique qui avait été celle de Janie quand il lui avait annoncé l'apparition de Bonnie. A travers ses yeux, il voyait maintenant quel aurait été son sort, à lui pauvre chétif, aveugle, mou, désarmé s'il s'était de nouveau aventuré seul, sous le talon cruel de l'ennemi invisible.

Il se souvenait de ce jour où il était sorti, arrogant, content de soi, étroit d'esprit et d'aspiration, cherchant le plus abruti des première classe qu'on pût trouver sur le polygone.

Il pensait à ce qu'il avait été. Et plus il y songeait, plus il se sentait empli, gonflé d'humilité, d'une humilité brûlante, qui l'étranglait, l'étouffait, le remuait tout entier.

« Janie, dit-il, Janie, il faut que je vous dise, il faut que vous sachiez ce qui était en moi ce jour-là, ce n'était pas ce que vous imaginiez. Je ne veux pas gâter rétrospectivement vos dix-sept ans... Je me rappelle beaucoup plus fidèlement que vous. Pour vous il y a sept ans de ça alors que pour moi, il s'agit d'hier, du moment qui était avant le sommeil d'où je m'éveille. Janie, j'ai eu des ennuis de jeunesse. La première chose que j'ai apprise c'est que j'étais un inutile. Et ce que je désirais n'avait donc, par définition, aucun intérêt. Je n'avais pas essayé de discuter jusqu'au moment où je suis parti. Là j'ai trouvé un monde qui avait des valeurs entièrement distinctes de celles du monde d'où je venais. Dans mon nouvel univers, j'étais estimé. On voulait de moi. J'étais intégré.

« Après, je suis entré dans l'armée de l'Air, et, brusquement, j'ai cessé d'être un héros de terrain de football ou le grand manitou de la Société d'Eloquence. J'étais un poisson brillant mais sorti de l'eau, et qui sentait In sécheresse tout autour de lui.

« Oui, c'est tout seul que j'ai trouvé le champ de démagnétisation. Mais ce que je voudrais que vous n'ignoriez pas est que, ce jour où je suis sorti du laboratoire, je n'étais pas cet oiseau charmeur et le reste, j'étais un garçon qui veut découvrir quelque chose et l'apporter en don à l'humanité, non pas pour l'amour de l'humanité, mais... Mais pour qu'on me tape dans le dos et qu'on veuille bien me demander de venir jouer du piano au mess des officiers. Et qu'on me regarde quand j'entrerais quelque part. Rien d'autre. Je ne désirais rien d'autre... Et quand je me suis rendu compte que je n'avais pas découvert un amortissement des ondes magnétiques qui m'aurait rendu célèbre, mais l'antigravitation qui devait changer la face de la Terre, je n'ai senti qu'une seule et unique chose : que ce serait le président qui me taperait dans le dos et des généraux qui me demanderaient de leur jouer du piano. Ou le contraire. Ce que je désirais, en somme, n'avait pas changé. »

Pour finir, elle lui posa la question :

« Et maintenant ? Qu'est-ce que vous voulez ?

— Ce n'est plus ça, dans tous les cas... Quelque chose d'autre. Quelque chose de différent... C'est drôle, vous savez, Janie, je ne sais plus très bien quoi. Je ne sais pas quoi.

— Vous finirez peut-être par le savoir, Hip... Vous savez, il va falloir partir.

— Bon, très bien. Mais où ?

— Chez moi. A la maison !

— Chez Thompson ?

— Oui !

— Il faut qu'il apprenne quelque chose que ne peuvent pas lui enseigner les machines à calculer. Il faut qu'il apprenne à avoir honte.

— Avoir honte de quoi, mon Dieu ?

— Je ne sais pas comment fonctionnent les systèmes moraux. Je ne sais pas du tout comment une morale s'établit. Tout ce que je sais de la morale, c'est que si on viole ses commandements, on en est puni par la honte qu'on ressent. Nous commencerons par là.

— Et que puis-je pour vous ?

— Venir avec moi. Je veux qu'il vous voie. Je veux qu'il sache qui vous êtes et comment vous raisonnez. Je veux qu'il se rappelle ce que vous étiez auparavant, les promesses que vous donniez, de façon qu'il sache ce qu'il vous a coûté.

— Et vous croyez que cela peut avoir un effet quelconque ? » Elle sourit. Et l'on pouvait à coup sûr tout craindre d'une personne qui savait sourire comme ça.

« Sûrement ! dit-elle. Il faudra qu'il comprenne qu'il n'est pas tout-puissant et qu'il ne peut pas tuer un être meilleur que lui, simplement parce que lui est le plus fort.

— Vous voulez qu'il essaie de me tuer ?

— Il n'essaiera pas. Ne vous tracassez pas pour cela, Hip; je suis le seul lien qu'il possède avec Bébé. Vous croyez qu'il désire se pratiquer une lobotomie préfrontale ? Vous voulez qu'il s'ampute lui-même de sa propre mémoire ? Et ce n'est pas tout à fait la mémoire d'un homme ordinaire. C'est la mémoire de l'Homo Gestalt. Ce sont tous les renseignements, la combinaison de toutes les données et le résultat de toutes ses combinaisons. Tous les résultats possibles. Il peut se passer de Bonnie et de Beanie, il peut faire des choses à distance par d'autres procédés. II peut se passer des autres choses que nous lui faisons, mais pas de celle-là. Il ne peut se passer de l'aide de Bébé et, à présent, il peut toucher Bébé, le soulever, lui parler, mais il ne peut rien tirer de lui. Il ne peut obtenir quelque chose de lui que par mon intermédiaire.

— Oui, oui ! C'est dit, je viendrai. Vous n'aurez pas besoin de vous suicider. »

* * *

Pour commencer, ils regagnèrent leur maison à eux. Janie se mit à rire et elle ouvrit les verrous sans y toucher, rien qu'en les regardant.

« J'ai eu si souvent envie de le faire, dit-elle, mais je n'osais pas. »

D'une pirouette elle entra dans sa chambre. « Regardez ! » dit-elle à Hip.

La lampe quitta la table de nuit, traversa les airs, pour aller se poser par terre, dans la salle de bain. Le fil électrique tournoya comme la queue d'un serpent, les fiches allèrent s'introduire dans la prise, l'interrupteur fit un petit bruit sec, et l'ampoule s'alluma. Elle regarda le réservoir et le robinet tourna, l'eau glacée se mit à couler, emplit le verre. « Regardez, regardez », criait Janie.

Et le tapis se soulevait, avançait en direction de la porte d'entrée, prenait l'aspect d'un bœuf de labour pour retomber un peu plus tard à son niveau primitif. Et les couteaux, les fourchettes, deux cravates, une ceinture, le rasoir et la brosse à dents montaient vers le plafond avant de retomber en pluie, et se disposer sur le sol, en dessinant un cœur traversé d'une flèche. Il rit, il la serra contre son cœur, et la fit tourner sur elle-même, et lui demanda : ...

« Comment se fait-il, Janie, que je ne vous aie jamais embrassée ? »

Elle s'immobilisa, avec dans les yeux une expression indescriptible : tendresse, amusement ou quoi d'autre ? Puis elle parla.

« Je ne vous dirai pas comment cela se fait, Hip, parce que vous êtes merveilleux, et brave, et fort, et intelligent, mais, aussi, un petit peu fat. »

Elle s'éloigna de lui, et l'air se remplit de couteaux et de fourchettes, et de cravates, et de lampes et de cafetières, tout cela qui regagnait sa place primitive.

« Dépêchez-vous ! » dit-elle encore quand elle fut arrivée à la porte.

Il bondit derrière elle, qui riait, dans le corridor. « Je sais pourquoi je ne vous ai jamais embrassée.

— Ah ! oui ?

— Vous pouvez ajouter de l'eau dans un récipient qui reste fermé. Ou la faire diminuer sans l'ouvrir.

— Oui.

— Quand nous autres pauvres mâles, nous nous mettons a ruer, à frapper de nos cornes les branches basses, c'est peut-être le printemps qui nous travaille, ou l'idéalisme sous une forme concrète, ou peut-être l'amour. Mais c'est toujours déclenché par l'action d'une pression hydrostatique à l'intérieur de réservoirs plus petits que l'ongle de mon auriculaire.

— Oui. . .

— Si bien que quand l'humeur diminue dans les réservoirs sus indiqués, eh bien... euh... il devient plus facile de respirer et la lune perd de sa signification.

— Oui.

— Et voilà ce que vous m'avez fait.

— Oui... »

Elle s'arracha à lui, lui lança un regard, et lui fit entendre l'arpège mélodieux de son rire. Et quand elle eut repris haleine, elle ajouta :

« Avouez que ce n'est pas immoral du tout ?

— Je ne sais pas, mais aucune jolie fille ordinaire n aurait fait ça. »

Elle plissa les ailes de son nez, et se glissa hors de sa chambre. Il regarda la porte fermée, puis revint sur ses pas.

... Intrigué, enchanté, terrifié, pensif, il fit couler la douche et se mit en devoir de se déshabiller.

* * *

... Ils restèrent sur la route jusqu'à ce que le taxi eût disparu. Puis Janie lui montra le chemin sous les arbres. S'ils avaient jamais eu affaire à la hache, ces arbres, personne ne pouvait le savoir. La piste était sinueuse, à peine marquée entre les branches. Ils avancèrent vers une falaise recouverte de mousse. Non ! ce n'était pas une falaise. D'un peu plus près, on distinguait le mur à droite et à gauche, à perte de vue. Et dans le mur une énorme porte de fer, massive et sans un ornement, attendait. Un cliquetis. II sut que c'était l'œuvre de Janie. La porte glissa sur ses gonds et se referma derrière eux. Derrière la muraille, la forêt restait la même. Le chemin de brique tournait deux fois sur lui-même. Un kilomètre plus loin, on apercevait la maison. Elle était trop grande et trop basse. Le toit donnait l'impression d'être écrasé. De près, on sentait que le paysage entier était comme en prison.

« Moi non plus », dit Janie. Et il lui fut reconnaissant d'avoir regardé son visage.

Quelqu'un se tenait sous un chêne tordu, qui les épiait.

« Attendez-moi, je reviens tout de suite. »

Janie alla jusqu'à l'arbre. Il l'entendit parler à quelqu'un :

« Il le faut. Vous voulez me voir morte ? »

Ce qui parut rendre la discussion inutile. Quand elle fut revenue près de lui, il regarda de nouveau sous le chêne tordu : plus personne.

« C'étai Beanie, expliqua Janie; vous ferez sa connaissance plus tard. Venez. »

La porte de lourdes planches de chêne était armée de fer, et elle s'harmonisait parfaitement avec d'énormes gonds sertis dans l'ogive massive dont elle épousait le contour. Les fenêtres étaient des meurtrières à barreaux.

Cette porte, d'ailleurs, venait de s'ouvrir sur eux et sans grincement.

Une sorte d'écho lui résonna dans le ventre. Cela et les tuiles au dessin en diamant, gris-brun et jaune foncé, dont le motif était repris sur les murs, l'air humide et le plafond qui pesait sur la tête, le fit penser à l'intérieur d'une bouche. Oui ! on avait vraiment le sentiment d'être à l'intérieur d'une grande bouche de malade.

Un corridor qui paraissait n'en plus finir, mais ce n'était qu'une illusion d'optique...

« Tout va très bien », lui souffla Janie.

Elle s'arrêta devant la porte qui se dressait au bout du corridor. Derrière, une sorte d'antichambre.

« Attendez-moi ici, Hip, vous voulez bien ? II faut que je le voie d'abord. Faites-moi confiance, Hip, s'il vous plaît. » Elle avait tout son sang-froid. Lui, il souhaitait qu'il y eût un peu plus de lumière.

« Il est là, derrière la porte ?

— Oui ! II ne me fera rien. Allons, reculez, Hip. »

Il fit un pas en arrière. La porte s'était refermée, silencieusement; on ne la voyait plus. Ni poignées, ni ferrures. Les bords étaient fondus dans le mur.

Il eut un instant de panique, qui disparut peu après. Aussi inexplicablement, du reste, qu'il était venu.

Pas un bruit.

Il s'appuya contre le mur.

Faire quelque chose au lieu de rester ainsi. Mais quoi ? Ou penser ? Penser à ce mystère. Au mystère en train de se dérouler là derrière. Au visage pointu, à lunettes aux verres énormes. Qui souriait et vous disait : « Meurs donc ! »

« Non, pensons vite à autre chose. »

A Janie en face de l'homme au visage pointu.

L,'Homo Gestalt : une fille, deux Noires muettes, un idiot mongoloïde et un homme au visage pointu, et...

Encore un petit effort sur le même thème : l’Homo Gestalt un échelon plus haut ? Et pourquoi pas, en somme ? Pourquoi pas une évolution non plus physique, mais psychique ? Soudain, l'Homo Sapiens impuissant, nu, désarmé, à part la gelée plissée qu'il porte à l'intérieur du crâne. l'Homo Sapiens aussi différent des bêtes.

Pourtant, cet Homo Sapiens était bien resté le même. Affamé, vorace de bien, vorace de proies, vorace d'engendrer, assassin sans scrupule, voleur quand il est le plus fort, fuyard quand il est le plus faible, et qui meurt quand il est trop faible pour fuir.

L’Homo Sapiens allait disparaître.

L'effroi qu'il avait en lui était le bon effroi. La peur est l'instinct de la conservation. Et la peur est quelque chose de réconfortant en ce sens, puisqu'elle signifie que quelque part l'espoir subsiste encore.

Janie voulait que l’Homo Gestalt acquît un système moral de façon à protéger des hommes comme lui, Hip Barrows. Mais elle souhaitait, à part ça, que l’Homo Gestalt crût et s'épanouît. Et elle-même en était une partie intégrante. Ma main veut que je survive, ma langue aussi, et mon abdomen, et ainsi de suite.

La morale ? Elle n'est qu'un instinct codifié de vivre, de survivre. Que pensez-vous de ces sociétés où il n'est pas immoral de manger la chair humaine ? Et si le groupe mange de la chair humaine, l'individu aussi. Il doit exister un nom pour ce code, pour ce jeu de règles qui prévoient que, par sa manière de vivre, l'individu aide l'espèce à vivre. Quelque chose de distinct, de supérieur à la morale.

Convenons d'appeler cela l’ethos ou si l'on préfère, l'éthique.

C'est bien ce dont l’Homo Gestalt a besoin : non pas la morale, mais une éthique.

« Et je suis là, assis, le cerveau bouillonnant de terreur, en train d'imaginer une éthique de surhommes !

« Je vais essayer. C'est tout ce qui est en mon pouvoir.

« Définitions :

« La MORALE : c'est un code de la société destiné à permettre la survie de l'individu;

« L'ETHIQUE : c'est un code individuel destiné à permettre la survie de la société.

« C'est un peu sommaire, c'est un peu gros, mais tâchons de nous en servir.

« En tant que groupe, l’Homo Gestalt peut trouver une solution à ses problèmes ; en tant qu'entité ?

« Il ne peut avoir de morale parce qu'il est seul.

« Il a une sorte de société et il constitue sa propre espèce.

« Peut-il, doit-il se choisir un code qui puisse bénéficier à l'humanité entière ? »

A cet instant de ses cogitations, Hip Barrows a un éclair soudain, un éclair d'intuition, saugrenu et impertinent, si l'on considère les circonstances présentes. Il n'en reste pas moins qu'avec cet éclair, une lourde charge, tout un poids d'hostilité et de folie, de violence aveugle l'abandonne, se libère de lui. Et le laisse léger, confiant en lui-même. Voici l'éclair :

« Qui suis-je, moi, pour tirer des conclusions positives au sujet de la moralité et des codes qui puissent servir à l'humanité entière ?

« Je suis le fils d'un médecin, d'un homme qui avait choisi de servir les hommes, et qui savait de façon positive qu'il avait raison de le faire. Et il a essayé de me faire suivre le même chemin, parce que c'était le seul bien dont il fût sûr. Et c'est la raison qui m'a fait le haïr pendant toute ma vie... Je vois, à présent, papa, je vois. »

Il éclata de rire, par pur plaisir. Comme si la lumière eût été soudain plus claire. Et son esprit revint à ce qui le sollicitait immédiatement.

La porte s'ouvrit.

« Hip, appela Janie, vous venez ? »

Il entra, pour se trouver dans une sorte d'immense serre dont les panneaux descendaient pour se courber jusqu'aux pelouses du parc...

Il vit venir l'homme. Et il avança vers lui, moins pour le rencontrer plus rapidement que pour s'éloigner de Janie, au cas où il y aurait une explosion. Et il y aurait une explosion, il le savait.

« Eh bien, mon lieutenant, ça alors ! On m'a prévenu, mais quand même, pour une surprise, c'est une surprise !

— Pas pour moi, dit Hip. Je savais depuis sept ans que je finirais par vous retrouver.

— Grand Dieu ! » fit Thompson, surpris et en même temps aux anges (un genre de ravissement dont il fallait sans doute se méfier !). Et, par-dessus l'épaule de Hip, il lançait à Janie : « Pardon, Janie, pardon mille fois ; jusqu'à maintenant, je ne te croyais pas vraiment. » Et de nouveau à Hip : « On peut dire que vous faites preuve d'une remarquable puissance de récupération.

— Qu'est-ce que vous voulez, monsieur le major, ce vieil imbécile d'Homo Sapiens est un animal robuste. »

Thompson retira ses lunettes : ses yeux, grands et ronds, avaient exactement la couleur et l'éclat de l'écran blanc et noir d'un téléviseur. Les iris entourés de blanc donnaient la sensation qu'ils allaient vraiment se mettre à tourner sur eux-mêmes. Il y avait eu un temps où quelqu'un avait dit : « Tenez-Vous éloignés de ces yeux-là et Vous vous en porterez bien. »

« Gerry ! » hurla Janie, derrière Hip. Hip se retourna vers elle.

Elle tenait la main levée au-dessus de la tête. Entre ses dents était placé un tube de verre, un cylindre plus petit qu'une cigarette.

« Je t'ai averti, Gérard : tu sais ce que j'ai là. Touche-le seulement, et je mords dans ce tube. Et, après ça, tu pourras vivre toute ta vie avec Bébé et les jumelles, comme un singe dans une cage d'écureuils. »

Je pensais, à part moi :

« Je voudrais voir Bébé. »

Thompson parut se dégeler. Il était resté parfaitement immobile, à regarder Janie. A présent, il faisait tourner ses lunettes au bout d'une branche, en un cercle étincelant. Et il parla :

« Mais vous ne le trouveriez pas aimable du tout.

— Oui, mais je voudrais lui poser une question.

— Personne ne lui pose de question que moi... Et je suppose que vous voudriez aussi avoir la réponse à votre question ?

— C'est exact.

— Il ne répond plus à personne, ces temps-ci.

— C'est par ici, Hip », dit Janie, très tranquille. Distinctement, Hip sentait une tension s'établir entre elle et

Thompson-Gérard. Dans l'air. Tout près de sa chair à lui, Hip Barrows. Et il se posait la question : est-ce que la célèbre tête de Gorgone avait fait le même effet aux hommes de ce temps-là ? Même à ceux qui ne la regardaient pas ?

Dans celui des murs qui n'était pas de verre courbé, au fond d'une niche, il y avait un berceau, de la taille d'une baignoire.

(Bébé était donc si gros !)

« Avancez ! » dit Janie. Et le cylindre de verre s'agitait à chacune de ses paroles.

« Oui, avancez », avait répété Thompson dans son dos... Hip suivit et demanda à Janie :

« Et maintenant, qu'est-ce que je fais ?

— Maintenant, vous pensez aux questions que vous allez lui poser. Probablement qu'il comprendra. D'aussi loin que je me souvienne, il a toujours tout capté. »

Hip s'était penché sur le berceau. Les yeux d'un éclat éteint comme celui de chaussures noires poussiéreuses le retinrent. Et il pensa ce qui suit :

« Ce Gestalt a eu déjà une autre tête, un autre chef. Il peut, à coup sûr, avoir d'autres télékinésistes et d'autres téléporteurs. » « Bébé, est-ce que vous, vous pouvez être remplacé ?

— Il dit que oui ! répondit Janie. Cet horrible petit télépathe à sucre d'orge, vous vous souvenez bien ? »

Thompson parla avec une amertume évidente : « Je ne pensais pas que vous commettriez une énormité de cette taille, Janie. Je vous tuerais pour moins que ça.

— Vous savez comment ? » répliqua l'interpellée avec beaucoup de douceur.

Hip se tourna vers elle. C'était comme si sa pensée approchait, approchait. Comme si ses doigts touchaient véritablement l'objet de sa recherche. Comme s'il allait refermer ses doigts.

Si Bébé, c'est-à-dire le cœur, le moi, le tabernacle de ce nouvel être, si Bébé pouvait être remplacé, alors L’Homo Gestalt était immortel.

Et, en un éclair, il comprit. Il parla, sans émotion :

« J'ai demandé à Bébé s'il pouvait être remplacé, si sa mémoire, son pouvoir de combinaison pouvaient être transférés.

— Ne lui dites pas ça », hurla Janie.

Thompson avait glissé dans un silence total, dans une immobilité complète. Enfin il répondit :

« Bébé a répondu affirmativement. Oui, je suis déjà au courant. Janie, toi, tu l'as toujours su, n'est-ce pas ? »

Janie fit un bruit, quelque chose comme une petite toux ou un bâillement.

Thompson poursuivait :

»  Et tu ne m'as jamais rien dit. Bien sûr Bébé ne peut pas communiquer directement avec moi. Son successeur le pourra peut-être. Mais je peux tout saisir par l'intermédiaire du lieutenant ! Donc, en avant pour le drame ! Je n'ai plus besoin de toi, Janie.

— Fuyez, Hip, fuyez !

— Non, dit Thompson, l'œil sur Hip, non ! Ne fuyez pas. » Les yeux allaient tourner comme un rouet, comme des roues... comme... comme...

Le cri de Janie... Un nouveau cri de Janie. Puis il ne vit plus les yeux.

Il recula, la main devant les yeux. Un autre cri, brisé soudain. Et il regarda par la fente entre ses doigts.

Thompson était couché sur le dos, la tête en arrière. Il se débattait et ruait. Agrippée à lui, la main devant ses yeux, le genou dans son dos, Bonnie l'attirait victorieusement en arrière.

Hip partit en avant, dans un bond si furieux qu'il ne touchait plus terre, le poing serré avec une telle force qu'il sentait la douleur monter jusqu'à l'épaule, une douleur qui venait de loin, qui remontait à sept ans d'obsession. Et ce poing s'enfonça dans le plexus solaire raidi. Et Thompson s'effondra sans bruit. La petite Noire également. Mais elle se dégagea aussitôt et sauta légèrement sur ses pieds, courut vers lui et, avec un sourire de lune pleine, elle lui serra le biceps avec affection, lui caressa la joue, et elle bredouilla.

« Je vous remercie », souffla-t-il. De l'autre côté, une petite Noire aussi vive et aussi complètement nue relevait Janie.

« Janie, criait Hip. Bonnie, Beanie ! Qui que vous soyez, qu'est-ce qu'elle a... ? »

Janie ouvrait les yeux. Elle regarda Hip avec surprise. Celle qui la soutenait sourit, et désigna un point sur le parquet : le cylindre de verre se trouvait là, écrasé sous le pied, une trace d'humidité alentour.

« Si j'ai ?... Mais je n'ai pas eu le temps. Avec cette espèce de papillon qui s'est abattu sur moi. Et Gérard, est-ce qu'il est... ?

— Non, je ne crois pas que je l'aie tué; pas encore.

— Je ne puis vraiment pas vous demander ça, vous savez bien.

— Oui... je sais...

— Vous savez, c'est la première fois que les petites osent porter la main sur lui. Et c'est vraiment d'un courage ! Pensez donc, un seul regard aurait suffi à les brûler à mort, à leur brûler l'intérieur du crâne.

— Elles sont merveilleuses. Bonnie !

— Ho !

— Trouve-moi un couteau. Un couteau pointu et qui coupe.

Long comme ça, au moins ! Et un morceau d'étoffe noire, grand comme ça et large comme ça. »

Bonnie regarda Janie. Janie demanda :

« Quoi donc ? »

Hip posa la main sur les lèvres de Janie, des lèvres d'une douceur extrême : « Chut ! fit-il.

— Non, non, Bonnie ! Ne le fais pas. » Mais Bonnie avait déjà disparu.

« Laissez-moi en tête à tête avec lui, un moment, vous voulez, Janie ? »

Janie voulut dire quelque chose, mais elle se tut, et s'éloigna. Beanie disparut à son tour.

Hip se dirigea vers la forme étendue et regarda. Il ne pensait plus. I] avait trouvé sa pensée. Il ne lui fallait plus que la garder telle quelle.

Bonnie arriva, chargée d'un morceau de velours noir ainsi que d'un couteau d'une trentaine de centimètres. Elle avait une bouche minuscule et des yeux qui lui mangeaient la tête.

« Merci, Bonnie. » Il prit le couteau, une arme magnifique, un couteau finlandais avec le tranchant duquel il aurait pu se raser à sec. « Et maintenant, Bonnie, tu les mets ! »

Elle avait disparu, fiffrt ! semblable à un pépin de pomme qui part entre les doigts. Hip posa l'étoffe et le couteau. Il assit Thompson dans un fauteuil. Il vit une sonnette, l'arracha. Peu importait qu'on l'appelât de Dieu savait où. Ce qui importait, c'était de ne pas être dérangé. « Je suis en conférence. » Puis il attacha les coudes et les chevilles de Thompson au siège, repoussa sa tête en arrière et assujettit le bandeau dessus.

Il s'installa à côté de l'homme évanoui, ligoté et bâillonné. Puis il attendit.

Tout en attendant, il disposait sa pensée comme on dispose une draperie. Il la pendait de son mieux, veillait à la régularité de ses plis, s'arrangeait pour qu'elle pendît bien jusqu'au sol et pour qu'il n'y eût pas de vide sur les côtés.

Sa pensée, elle pouvait s'exprimer comme suit :

« Orphelin, écoute-moi; moi aussi, j'ai été un enfant détesté. Tu as été persécuté. Moi aussi !

« Enfant de la caverne, écoute-moi. Tu as découvert un endroit où tu te sentais à ta place, et tu as appris à être heureux ? Moi aussi.

« Garçon de Mlle Kew, tu t'es perdu pendant plusieurs années avant de te retrouver enfin. Moi aussi.

« Ecoute-moi, garçon du Gestalt. Tu as trouvé le pouvoir, tu as trouvé la puissance en toi-même, une puissance qui dépassait les rêves les plus fous, et tu en as usé. Et tu en as été heureux ? Moi aussi.

« Ecoute-moi, Gerry. Tu as découvert que si grande qu'était ta puissance, personne ne voulait d'elle ? Et moi aussi.

« Tu désirais être désiré ? Tu voulais qu'on eût besoin de toi ? Moi aussi.

« Janie affirme que tu as besoin de moralité. La moralité, sais-tu ce que c'est ? C'est une obéissance à des règles inventées pour vous aider à vivre au milieu de ceux qui les ont inventées.

« Non ! tu n'as pas besoin de ça. Aucune règle ne peut s'appliquer à toi. Tu ne peux obéir à des règles destinées à une espèce, alors que tu n'appartiens à aucune espèce. Tu n'es pas un homme ordinaire, si bien que la morale d'un homme ordinaire ne te convient pas. Pas plus que ne te conviendrait celle d'une fourmilière.

« Tant et si bien que personne ne veut de toi et que tu es un monstre.

« Personne ne voulait de moi quand j'étais un monstre.

« Mais, écoute-moi bien, Gerry, il existe une autre sorte de code de vie qui doit te convenir. C'est un code qui exige de la foi plutôt que de l'obéissance. C'est ce que nous appellerons une éthique.

« L'éthique te donne des règles de survie. Mais il ne s'agit pas de ta survie individuelle. Il s'agit d'une survie plus grande que celle-là. C'est en réalité le respect pour ceux de qui tu viens et pour ta postérité. C'est l'étude du courant d'où tu sors et dans lequel tu vas créer quelque chose d'encore plus grand quand le temps viendra.

« Aide donc l'humanité, Gerry, car l'humanité est ta mère et ton père. Tu n'en as jamais eu auparavant. Et l'humanité viendra à ton aide puisqu'elle produira d'autres individus comme toi et qu'à ce moment tu ne seras plus seul. Aide-les donc à grandir, aide-les à aider l'humanité et récolte de nouveaux membres pour ta propre espèce. Puisque tu es immortel, Gerry, immortel; tu es immortel, à présent.

« Et, dès que vous serez assez nombreux de votre espèce, votre éthique deviendra votre morale. Et quand leur morale ne

leur suffira plus, qu'elle ne leur conviendra plus, ni à eux ni à leur espèce, toi ou un autre créateur d'éthique, vous la remplacerez par une autre, qui formera une voûte encore plus élevée au-dessus du courant, et vous serez respectés, et vous serez loués, et vous respecterez, et vous louerez, et l'on remontera, et vous remonterez, de vous à la première créature sauvage qui se montra différente des autres parce qu'un jour son cœur fit un bond, alors qu'elle regardait le ciel étoilé.

« J'ai été un monstre, moi, et j'ai trouvé cette éthique. Tu es un monstre... Tu n'as qu'à choisir. Ça dépend de toi. Ça ne dépend que de toi. »

* * *

Gerry bougea.

Hip Barrows cessa de remuer la pointe de sa lame.

Gerry gémit, toussa faiblement. Hip rabattit la tête en arrière, la plaça au creux de sa main. II appuya doucement la pointe du couteau sur la gorge de Gérard. Mais la lame pénétra un peu plus profondément qu'il ne l'avait désiré : c'était vraiment un si beau poignard.

Gerry gémit indistinctement.

« Tranquille, Gerry, lui fit Hip. Ecoute-moi, Gerry. C'est Hip Barrows qui parle. C'est un couteau que tu sens sur ta gorge. C'est Hip Barrows qui parle, réfléchis à ça un instant, Gérard...

— Et qu'est-ce que tu as l'intention de faire ?

— Qu'est-ce que tu ferais, toi, à ma place ?

— J'enlèverais ce machin que j'ai sur les yeux.

— Tu y vois bien assez pour ce que tu as à faire.

— Barrows, lâchez-moi, je ne vous ferai rien. Je vous le jure. Je peux faire un tas de choses pour vous. Je peux faire ce que vous voulez.

— C'est un acte moral que de tuer un monstre, dit Hip. Explique-toi, Gérard : est-il vrai que tu puisses tirer la pensée tout entière d'un homme en le regardant dans les yeux, tout simplement ?

— Détachez-moi, détachez-moi ! »

Le couteau sur la gorge, dans cette grande maison qui pouvait être la sienne, avec la fille qui l'attendait, avec la fille dont il sentait positivement l'angoisse, Hip Barrows prépara son action éthique.

Quand la cagoule s'abattit, il y eut comme de l'étonnement dans les gros yeux ronds, plus qu'assez pour en chasser la haine. Hip faisait osciller le couteau. Il organisait sa pensée. Puis il lança le couteau derrière lui, par-dessus son épaule. Le couteau, en tombant sur le parquet, fit un bruit. Les yeux de Gérard avaient suivi la trajectoire. Ils revinrent en avant. Les iris allaient tourner.

Hip se rapprocha.

« Alors, dit-il, allons-y ! »

* *

Assez longtemps après, Gerry souleva la tête et rencontra de nouveau le regard de Hip. « Alors ? demanda Hip.

— Fous-moi le camp d'ici, dit Gérard. Quand je pense que j'aurais pu te tuer. »

Hip ne répondit pas.

« Quand je pense que je pourrais encore te tuer.

— Oui, mais tu ne le feras pas. » Hip se leva, alla chercher le couteau finlandais jeté par-dessus son épaule, tout à l'heure. Il revint près de Gérard et se mit en mesure de couper les liens qui le retenaient au fauteuil. Puis il se rassit.

Gerry reprit la parole :

« Personne jamais... Jamais personne... » Il se secoua, aspira à pleins poumons et déclara : « Voilà... J'ai honte. Et personne, jusqu'ici, ne m'avait jamais fait sentir ça : j'ai honte. Je sais un tas de choses. Je peux découvrir n'importe quoi au sujet de n'importe qui, au sujet de tout le monde... Mais ça... Jamais je ne... Comment avez-vous trouvé tout ça ?

— Je suis tombé dessus, expliqua Hip. J'ai mis le doigt dessus comme ça. Parce qu'une éthique, ce n'est pas une fin. C'est une certaine façon de penser.

— Dieu du ciel, commença Gérard, les choses que j'ai pu faire dans mon existence !...

— Et tout ce que tu peux faire ? Tu as payé un bon prix pour tout ce que tu as fait.

— Effectivement... » Hip revint à la charge :

« Des gens tout autour de toi, et toi tout seul... Est-ce que les surhommes ont des sur appétits, Gérard ? Et une sur solitude ? »

Gerry hoe.hn In tête.

« C'était mieux quand j'étais gosse... Ah ! ce froid ! »

Hip ne devait jamais savoir de quel froid il voulait parler. Et il ne posa pas de question.

« Il faut peut-être que j'aille voir Janie. Elle doit croire que je l'ai tué. »

Gérard ne dit rien jusqu'au moment où Hip eut atteint la porte :

« Peut-être que tu l'as vraiment fait ? » Hip sortit.

* * *

Janie se trouvait dans l'antichambre en compagnie des jumelles. Quand il entra, Janie inclina très légèrement la tête et les jumelles disparurent.

« Mais elles auraient pu entendre ce que j'ai à raconter.

— Dites-le-moi, et elles entendront. » Il s'assit à côté d'elle.

« Alors, demanda Janie. Vous ne l'avez pas tué ?

— Non !

— Je voudrais bien savoir quel effet ça me produirait s'il mourait. Mais je ne tiens pas à savoir.

— Tout ira très bien maintenant, dit Hip. Il a eu honte... Et maintenant, je m'en vais les mettre. J'ai fait ce que j'avais à faire. Je ne peux plus rien pour vous, madame... Et j'en ai des choses que je dois faire : retrouver les chèques de ma pension. Trouver du travail.

— Hip...

— Quoi, Janie ?

— Ne partez pas.

— Je ne peux pas rester.

— Et pourquoi ?

— Parce que vous faites partie de quelque chose. Et que je ne voudrais pas de quelqu'un qui fait partie de quelque chose. »

Elle leva les yeux et il put constater qu'elle souriait. Il n'en croyait pas ses yeux, si bien qu'il se remit à la regarder jusqu'à ce qu'il fût forcé de s'en faire une raison.

« Le Gestalt, dit-elle, a une tête, des mains, des organes et un esprit. Mais ce qu'il y a de plus humain chez quelqu'un, c'est précisément ce qu'il a gagné par l'expérience. Ce qu'il ne peut avoir dans son extrême jeunesse. Et cette expérience, il la conquiert au prix d'une longue recherche et d'une profonde conviction. Après, cela fait partie de lui pour tout le temps qu'il vivra.

— Je ne comprends pas très bien. Je veux dire que je... Non, Janie, non... » Mais le moyen d'échapper à ce sourire convaincu ! « De quel instrument voulez-vous que je joue dans votre fanfare, madame ? demanda-t-il enfin.

— Le rôle du jeune homme un peu fat qui ne parvient pas à oublier les règles. Celui qui a l'intuition de ce qu'est l'éthique et qui peut traduire cette éthique en morale, c'est-à-dire en habitudes.

— La petite voix tranquille, dit-il.

— Je ne crois pas », dit-elle.

Il regarda la porte fermée, la grande pièce vitrée. Assis l'un à côté de l'autre, ils attendirent.

*

... Dans la pièce vitrée, aucun bruit. Si ce n'est la respiration difficile de Gerry.

Soudain, même ce bruit se tut. Comme si quelque chose allait se produire. Et quelque chose parla. Encore une fois. « Bienvenue ! » avait dit la voix. C'était une voix silencieuse. Et voici qu'une autre, non moins silencieuse, se faisait entendre maintenant : « C'est le nouveau ! Bienvenue, enfant ! » Une autre encore : « Nous avions bien cru que tu n'y arriverais jamais. »

« C'était forcé, voyons, il n'y a pas eu de nouveau depuis si longtemps. »

Les yeux de Gerry roulèrent, grossirent. Il y avait quelque chose de réconfortant, « le la chaleur, et comme une envie de rire, et de la sagesse, dans tout ce qu'il éprouvait. C'étaient des présentations. A chacune des voix qu'il entendait correspondait une très discrète personnalité, ht, pourtant, les voix venaient toutes du même foyer. Toutes, elles étaient ici, ou du moins pas très loin.

C'était une communion heureuse et sans crainte ni retenue d'aucune sorte, ht Gerry y participait sans restriction, ht toujours :

« Bienvenue !

— Bienvenue !

— Bienvenue ! »

Ils étaient, tous, jeunes et nouveaux. Mais ni aussi jeunes ni aussi neufs que Gerry. La jeunesse résidait dans la résistance et dans l'audace de leur pensée. Certes, quelques-uns de ces souvenirs étaient vieux, humainement parlant. Mais tous avaient vécu, depuis peu, la vie des immortels, et tous, ils étaient des immortels.

En voici un qui avait sifflé un air de musique au père Joseph Haydn et cet autre avait présenté William Morris aux Rossetti, le frère et la sœur. Comme s'il se fût agi de ses souvenirs personnels, Gérard vit le grand Fermi à qui l'on montrait l'éclair de la fission, sur une plaque sensible. Il put admirer, en outre, une Landowska enfant qui écoutait le son d'un clavecin, ht un Ford jeune, somnolent, soudain réveillé, l'esprit illuminé par l'image de la rangée des machines vers lesquelles se dirigeait la longue file des travailleurs.

Poser une question, c'était y répondre.

« Qui êtes-vous ?

— Nous sommes L’Homo Gestalt.

— Moi aussi, j'en fais partie.

— Bienvenue !

— Vous ne m'avez rien dit ? Pourquoi ?

— Tu n'étais pas prêt. Tu n'avais pas terminé. Qu'était Gerry avant de rencontrer Tousseul ?

— A présent, il y a l'éthique, Est-ce cela qui m'a complété ?

— Le mot est trop simple... Mais oui... oui, quand même... Ce qui nous caractérise, c'est In multiplicité... ht ensuite, en second lieu, l'unité... De même que vos parties constitutives savent qu'elles sont vous, ainsi vous devez savoir que nous appartenons à l'humanité. »

Gerry comprenait que toutes ces choses qui lui avaientfait honte, toutes et chacune étaient humaines, qu'elles étaient toutes et chacune des choses que les humains pouvaient se faire entre eux, mais que l'humanité ne pouvait pas faire.

« J'ai été puni, dit-il.

— Tu as été en quarantaine.

— Et vous... nous... sommes-nous responsables des progrès et des réussites de l'humanité ?

— Mais nous les partageons... Nous sommes cette humanité. » Cette humanité qui fait de son mieux pour se tuer.

(Ici une vague d'amusement et une confiance superbe, quelque chose comme de la joie.)

« Oui, ça peut paraître comme ça, cette semaine. Mais dans la perspective de l'histoire d'une race entière ? Peuh ! Une nouvelle guerre, une guerre atomique, c'est quelque chose comme une ride sur la large face de l'Amazone. »

Leurs souvenirs, leurs pensées et leurs raisonnements pénétraient Gérard, affluaient en lui, jusqu'à ce qu'il connût leur nature et leur fonction. Et qu'il sût que l'éthique qu'il avait apprise était une conception trop étroite. C'était enfin, ici, la puissance qui ne peut corrompre. Car une telle intuition, une sagesse de ce genre ne peut s'utiliser à son propre profit, ou se retourner contre elle-même. C'était ainsi et pour ces raisons que l'humanité existait, avait existé, cette humanité dynamique et malade, cette humanité que sanctifiait sa propre grande destinée. C'était la main tendue de milliers de morts dont la mort avait permis à des millions d'hommes de vivre. C'était le guide et le phare pour les temps où l'homme se trouverait en danger. C'était le gardien connu de tous les hommes. Non pas une force extérieure ni une sentinelle redoutable qui habite le ciel, mais quelque chose qui riait, qui avait un cœur d'homme, et le respect de ses origines humaines, quelque chose qui sentait la sueur et qui sentait la terre fraîchement retournée plutôt que quelque chose qui aurait exhalé l'odeur fade des sanctuaires.

Et lui était un atome, et son Gestalt était une molécule.

Ces autres, il les voyait comme autant de cellules, et l'ensemble de ces cellules formait le dessin de ce que l'humanité deviendrait dans la joie.

Un sentiment de vénération montait en lui. Il savait que ce sentiment n'était autre que ce qu'il avait toujours été pour le reste de l'humanité, c'est-à-dire le respect de soi même.

Il étendit les bras. Et des larmes lui emplirent les yeux. Ces étranges yeux.

« Merci ! leur répondit-il à tous. Merci ! Merci !... »

Et, en toute humilité, il se joignit à leur compagnie.